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Crypto - Tentative de qualification juridique

Face à l'accroissement de l'intérêt pour les cryptos-actifs et face au nombre exponentiel de ces derniers (on en comptabilise environ 6.000), reste le flou juridique entourant ces actifs numériques. Il est donc nécessaire de se poser certaines questions pour étoffer notre réflexion.

  • Tout d’abord, on peut se demander quelle est la nature du droit du détenteur de l’actif numérique ? Droit réel ou droit personnel ?

  • Ensuite, une grande partie des experts considère que ces actifs numériques ne sont pas fongibles du fait de leur traçabilité. En effet, étant donné le fonctionnement de la blockchain, il est impossible de déterminer l’origine des fonds comme les transactions sont cryptées. Or, si on parle actuellement dans les médias de « Non-Fungible tokens », cela veut dire qu’il existe des « Fungible tokens », non ? On peut donc également se poser la question de la fongibilité ou non de ces cryptos-actifs.

Enfin, concernant la qualification juridique, on peut se demander s’il s’agit d’une monnaie - monnaie légale, monnaie électronique, instrument de paiement, … ? (on a déjà répondu à cette interrogation dans l'article suivant : https://www.ledroitcestdelaw.com/post/bitcoin-ether-lybra-monnaie-s).


I. Droit réel ou droit personnel


La nature juridique du Bitcoin et plus généralement des crypto-actifs en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. Ainsi, dans quelle mesure le Bitcoin - ou les autres cryptos-actifs - s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ? De même, on peut se demander si le bitcoin peut faire l’objet d’un droit de revendication, en particulier dans le cas de l’ouverture d’une procédure collective ?


Juridiquement, on catégorise les droits patrimoniaux en deux catégories : les droits réels, et les droits personnels.

  • Les droits réels confèrent à leur titulaire un pouvoir direct et immédiat sur une chose. Ils supposent un sujet, le propriétaire, et un objet, une chose, sur laquelle s’exerce le droit réel. Ainsi, tout droit réel s’exerce sans intermédiaire, sans l’entremise d’un tiers.

  • Inversement, un droit personnel confère à son titulaire un pouvoir contre un tiers. On trouve face à deux sujets, un créancier et un débiteur, et un objet, qui correspond à la prestation convenue entre les deux parties.

En France, la loi PACTE distingue les actifs numériques des jetons.

  • Ces jetons sont décrits comme étant « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».

  • Quant aux actifs numériques, il s’agit de « toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».

Ces définitions établissent que la catégorie des jetons est plus large que celle des actifs numériques axée sur la valeur d’échange monétaire, bien que n’étant pas une monnaie légale, alors que les premiers représentent tout type de droits, sans que ces droits soient liés à un quelconque pouvoir d’échange monétaire.


Quoi qu’il en soit, ces définitions nous permettent d’approfondir notre réflexion sur la qualification droit réel ou droit personnel. En effet, on identifie un « propriétaire dudit bien », ou encore qu’il puisse s’agir d’un « moyen d’échange (…) qui peut être transférée, stockée, ou échangée électroniquement ». Grâce à ces précisions, on comprend que chaque investisseur obtient un droit de propriété sur ses cryptos-actifs lors de son achat puisqu’il en devient propriétaire et qu’il peut en faire ce qu’il souhaite.


Mais, qu'en pensent les juges?


Un premier pas a été fait le 20 mars 2018 par le tribunal néerlandais d’Amsterdam concernant la reconnaissance juridique du Bitcoin. En effet, selon la juridiction néerlandaise, le bitcoin posséderait les caractéristiques des droits de propriété[1], puisqu’il est reconnu que le bitcoin « représente une valeur et est transférable ». Cela pourrait alors créer un précédent en la matière.


Peu de temps après, en mai 2018, dans le cadre d’une procédure collective, la Cour d’appel de Moscou[2] considérait pour sa part que le Bitcoin faisait l’objet d’une propriété permettant au liquidateur de saisir le crypto-actif pour le partage.


De même, en 2015, la Cour de justice de l'Union européenne précisait la nature juridique du Bitcoin, notamment vis-à-vis du droit de propriété. En effet, dans l'affaire C-264/14[3], la Cour de justice de l'UE mettait en valeur que :

« 53. (…) L’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA vise également les prestations de services, telles que celles en cause au principal, qui consistent en l’échange de devises traditionnelles contre des unités de la devise virtuelle «bitcoin», et inversement, effectuées contre le paiement d’une somme correspondant à la marge constituée par la différence entre, d’une part, le prix auquel l’opérateur concerné achète les devises et, d’autre part, le prix auquel il les vend à ses clients.

54. S’agissant, en dernier lieu, des exonérations prévues à l’article 135, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA, il suffit de rappeler que cette disposition vise notamment les opérations portant sur «les actions, les parts de sociétés ou d’associations [et] les obligations», à savoir des titres conférant un droit de propriété sur des personnes morales, ainsi que sur les «autres titres», lesquels doivent être considérés comme étant d’une nature comparable par rapport aux titres spécifiquement mentionnés à ladite disposition ».


On comprend donc que la détention de cryptos-actifs confère à son utilisateur un droit de propriété sur le bien en question, permettant ainsi de constituer son patrimoine. Bien entendu, étant donné le flou juridique concernant la nature juridique du bitcoin ou d’autres actifs numériques, il serait nécessaire pour tout législateur de se prononcer clairement sur l’existence d’un droit de propriété sur ces actifs pour plus de sécurité et de clairvoyance pour les acteurs de l’écosystème crypto.


En conséquence, comme les actifs numériques peuvent faire l’objet d’un droit de propriété, on peut en déduire qu’ils peuvent également faire l’objet d’un droit réel. En effet, on a compris que tout détenteur d’un crypto-actif en est « propriétaire », qu’il est possible de les transférer, de les stocker, ou de les échanger, ce qui nous permet donc de conclure que ces actifs s’apparentent à un droit réel.


Passons donc maintenant à une autre interrogation sur la qualification juridique de ces actifs numériques : sont-ils fongibles ?

II. Fongibilité


On l’a dit plus tôt en introduction de cette partie, la question de la fongibilité des cryptos-actifs fait débat chez les experts en cryptomonnaies, notamment du fait du manque de traçabilité, ou du fait que, grâce au registre des transactions ayant eu lieu via la blockchain, il est possible de distinguer chaque bitcoin par exemple.


Qu’en est-il juridiquement ?

De manière générale, la fongibilité nécessite une équivalence entre deux choses de « même espèce et qualité » comme le cite le Code civil en matière d’usufruit[4], ou en matière de prêt à la consommation[5]. Un kilo de pomme de terre est fongible avec un autre kilo de pomme de terre, pour autant qu’il s’agisse de la « même espèce et même qualité » de pomme de terre. Ainsi, des pommes de terre qui auront germé ne seront pas de même « qualité », et donc ne seront pas fongibles avec d’autres pommes de terre de même « espèce ». Il en est de même avec un pot de yaourt. Un pot de yaourt dont la date de péremption est dépassée n’est pas de même « qualité » que tous les autres yaourts de même « espèce »[6].


Dès lors, pour être fongible, une chose doit être interchangeable, elle doit pouvoir remplacer une chose identique, en ayant les mêmes fonctions. Ainsi, une chose fongible devra être déterminée, ou du moins, déterminable[7].


Concernant les bitcoins et autres cryptos-actifs, ces derniers n’ont pas de durée de vie. Dans cette perspective, leur fongibilité n’est pas liée à une éventuelle péremption - comme avec des yaourts – mais plutôt à une modification de leur substance, c’est-à-dire au protocole informatique qui les a créés.


Nous retrouvons donc nos deux problématiques.

  • Tout d’abord, étant donné qu’il est possible de retracer l’historique des transactions et donc de distinguer chaque crypto-actif, est-ce que cela empêche de leur attribuer un caractère fongible ?

  • Dans le même temps, du fait de l’absence de traçabilité due à l’anonymat des transactions rendant impossible la détermination de l’origine des fonds, il est possible que certains cryptos-actifs aient pu servir à des opérations criminelles et/ou délictueuses. Il arrive donc que certains membres du réseau refusent ces actifs. Cela empêche-t-il également de leur attribuer un caractère fongible ?

Regardons de plus près :


Tout d’abord, selon l’article L 54-10-1 du Code monétaire et financier, les actifs numériques comprennent d’une part les jetons émis au cours des offres au public de jetons (lors d’une ICO), ainsi que les autres cryptos-actifs (comme le Bitcoin). Dans cet article, il est précisé que tout actif de ce genre est « accepté par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».


En conséquence, l’opération par laquelle un investisseur demande à une plateforme d’échange d’actifs numériques de transférer des actifs numériques à une autre en vue de l’acquisition de biens ou de services s’identifie à une opération de paiement, conformément à l’article L133-3 du CMF[1], par laquelle un payeur donne ordre de paiement à un prestataire de payer le bénéficiaire.


Dans cette perspective, en date du 20 février 2020, le tribunal de commerce de Nanterre rendait une décision concernant le sujet des cryptomonnaies et de leur qualification juridique, notamment lors de la scission[2] de la blockchain Bitcoin en 2017, donnant naissance à une nouvelle cryptomonnaie : le bitcoin cash[3].

  • En l’espèce, une société française avait fait un prêt de 1.000 bitcoins à une société anglaise. Or, à la fin du contrat, cette dernière avait simplement rendu les 1.000 bitcoins, et avait alors conservé les « bitcoins cash « obtenus lors de la scission de 2017.

  • La société française revendiquait alors que s’agissant d’un prêt à usage, elle devait par conséquent obtenir également les bitcoins cash qualifiés de fruits issus des bitcoins prêtés.

  • De son côté, la société anglaise estimait qu’il s’agissait d ‘un prêt à la consommation et qu’ainsi, elle n’avait qu’à rembourser des choses de même qualité et de même quantité, comme expliqué ci-dessus.

Dans sa décision, la juridiction commerciale considérait alors que le bitcoin était un bien meuble incorporel entrant dans la catégorie des choses de genre, consomptibles et fongibles puisque chaque bitcoin était issu du même protocole informatique et qu’ils faisaient alors l’objet d’un rapport d’équivalence avec les autres bitcoins permettant d’effectuer un paiement. Tout bitcoin serait alors consommé dans une opération d’achat, de prêt ou d’échange.

  • En conséquence, la fongibilité de ces cryptos-actifs permet d’identifier l’acte en question comme un prêt à la consommation ayant pour effet que l’emprunteur devient propriétaire de la chose prêtée et doit alors restituer une chose de même qualité et même quantité.

Étant donné ce caractère fongible des cryptos-actifs déterminé par le tribunal de Nanterre, cela leur confère également la caractéristique d’instruments de paiement conformément à l’article 1347-1 du Code Civil qui prévoit que « Sont fongibles les obligations de somme d'argent, même en différentes devises, pourvu qu'elles soient convertibles, ou celles qui ont pour objet une quantité de choses de même genre[8]».


Dès lors, et suivant cette décision, il apparaît que le Bitcoin, l’Ether, et/ou les autres cryptomonnaies peuvent être qualifiés de bien meubles incorporels fongibles permettant par la même occasion d’effectuer des paiements.


Toutefois, tous les actifs numériques créés par une chaîne de blocs ne sont pas forcément fongibles et consomptibles. En effet, comme on l’a mis en valeur plus haut, s’il existe de nos jours des jetons non-fongibles – ou NFT – la terminologie employée nous laisse imaginer que la fongibilité attribuée par la décision du tribunal de Nanterre n’est pas uniforme.

  • En effet, comme cela a été défini précédemment, un NFT est un jeton qui permet à son titulaire de bénéficier d’un titre de propriété unique qui en fait un actif numérique unique et indivisible, et donc, non fongible et non interchangeable. Des NFT provenant de la même émission n’auront donc pas les mêmes attributs et ne seront pas égaux.

  • On a vu ainsi des ventes aux enchères concernant des œuvres numériques comme celle de l’artiste Beeple vendue en mars 2021 pour près de 69 millions de dollars[9].


Effet de mode ou réelle perspective d’avenir ?

[1] La décision indique que “Bitcoin exists, according to the court, from a unique, digitally encrypted series of numbers and letters stored on the hard drive of the right-holder’s computer. Bitcoin is ‘delivered’ by sending bitcoins from one wallet to another wallet. Bitcoins are stand-alone value files, which are delivered directly to the payee by the payer in the event of a payment. It follows that a bitcoin represents a value and is transferable. In the court’s view, it thus shows characteristics of a property right. A claim for payment in Bitcoin is, therefore, to be regarded as a claim that qualifies for verification” : https://uitspraken.rechtspraak.nl/inziendocument?id=ECLI:NL:RBAMS:2018:869 [2] Cette affaire a d'abord été tranchée par le tribunal de commerce de Moscou (Russie) en mars 2018 (affaire n° А-124668/17-71-160), puis par la 9e Cour d'appel (Moscou) en mai 2018 (affaire n° А-124668/2017), et concernait l'insolvabilité personnelle (faillite) de M. Tsarkov – disponible via : https://www.kramerlevin.com/images/content/4/5/v2/45946/181010-RTDF-Vauplane-Hubert-de-Fongibilit-du-Bitcoin-l-exempl.pdf [3] EUR-Lex - 62014CJ0264 - EN - Disponible via : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A62014CJ0264 [4] Pour cela, voir l’article 587 du Code Civil – Disponible via : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006429324 [5] Pour cela, voir l’article 1892 du Code Civil – Disponible via : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006070721/LEGISCTA000006150311?fonds=CODE&page=1&pageSize=10&query=m%C3%AAme+quantit%C3%A9+et+m%C3%AAme+qualit%C3%A9&searchField=ALL&searchType=ALL&tab_selection=all&typePagination=DEFAULT&anchor=LEGIARTI000006444847#LEGIARTI000006444847 [6] Ici, la fongibilité est liée à la péremption d’un produit [7] Pour cela, voir l’article 1129 du Code Civil – Disponible via : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006436230/2004-06-22 [8] On en discutera plus tard [9] Kastrenakes, Jacob. « Beeple Sold an NFT for $69 Million ». The Verge, 11 mars 2021, disponible via : https://www.theverge.com/2021/3/11/22325054/beeple-christies-nft-sale-cost-everydays-69-million, consulté le 28 décembre 2021



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